lundi 8 avril 2024 , par
Extraits du livre "La Résistance sacrifiée" par Jacques Sigot , 4 pages sur les 212 : Les réseaux Buckmaster
Extraits du livre : "Des Anglais dans la Résistance". Le Service Secret Britannique d’Action (SOE) en France 1940-1944. Michael R.D. Foot. Editions Tallandier. Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou.
Ce livre a longtemps été interdit de diffusion en langue française.
Pourquoi ? Parce qu’il écorne l’image complaisamment entretenue selon laquelle la Résistance aurait été une affaire purement franco-française.
Créé en 1940 par Churchill, le SOE, (Special Operations Executive), a un rôle déterminant sur le territoire français : il livre les armes et forme les principaux agents de la France Libre. Pourtant, à mesure que le SOE prend de l’importance, des frictions apparaissent entre Churchill et de Gaulle.
S’appuyant sur les archives les plus secrètes, cet ouvrage dévoile toute l’ampleur, méconnue, de l’action britannique en France.
Le SOE avait pour mission de coordonner les activités de subversion et de sabotage contre l’ennemi, voire, si nécessaire, d’en prendre l’initiative. Dans tous les pays occupés par l’Allemagne nazie se produisaient spontanément des mouvements de colère contre cette domination : il lui fallait les repérer, les encourager tant qu’ils étaient encore faibles, leur fournir des armes à mesure qu’ils se développaient, puis les conduire en douceur là où ils seraient le plus utiles à l’œuvre commune des alliés. Son champ d’action : le monde entier. Nous ne nous intéresseront ici qu’à son action en France.
La France connut un bouleversement radical avec l’armistice de juin 1940. Toute une grande moitié du territoire, située an Nord-Ouest de la "ligne de démarcation" était désormais occupée par les forces allemandes. L’État français instauré par le maréchal Pétain pour remplacer la III° République était gouverné de Vichy, et Paris, situé en zone occupée, n’était plus qu’un centre administratif de province.
Quatre jours avant la signature de l’armistice et plus de quatre semaines avant la formation du SOE, un général français de rang modeste eut le courage de proclamer sur les ondes de la BBC qu’il n’acceptait pas la capitulation, et d’appeler tous ceux de ses compatriotes qui partageraient cette attitude à le rejoindre pour continuer le combat. Quatre ans après ce geste grandiose, des millions de Françaises et de Français seront prêts à voir en lui leur sauveur politique, mais c’est tout seul qu’il s’était lancé sur l’unique chemin qui lui parût compatible avec l’honneur.
En outre, peu après avoir réuni autour de lui quelques compagnons, il connut un désastre dont les conséquences allaient longtemps le poursuivre. En septembre 1940, il se présenta devant Dakar avec une force militaire et une flotte britannique pour le soutenir. Mais l’opération échoua et l’on supposa que Vichy avait eu vent du projet.
Mais de Gaulle persévéra. Lui seul pouvait pressentir la polarisation imminente de l’opinion française entre Pétain et lui-même, et sa propre victoire finale. Mais comme il était pour ainsi dire inconnu et qu’on ne savait pas encore très bien ce que ferait Pétain, le gouvernement britannique ne jugea pas possible d’aller plus loin que de le reconnaître comme le chef des Français désireux de continuer le combat, et le SOE reçut l’ordre d’agir en France sans lui. D’où la section "française indépendante", ou section F, l’une des six sections du SOE, impliquées activement dans le travail sur le territoire français.
Quatre de ces six sections n’appellent pour le moment qu’une mention rapide : la section DF, qui gérait les filières d’évasion ; la section EU/P, chargée des minorités polonaises ; l’AMF, qui fonctionna vingt mois à Alger, en 1943-1944 ; et les groupes JEDBURGH dont les membres - à la différence des autres personnes dépêchées sur le terrain par le SOE - portaient l’uniforme, et qui ne devaient pénétrer en France qu’une fois lancée l’opération OVERLORD, le grand débarquement de juin 1944. Les deux autres sections, F et RF, méritent qu’on s’y arrête plus longuement ici.
Si de Gaulle envoya très tôt quelques officiers en mission de reconnaissance en France, les premières tentatives de ce genre effectuées par la section F échouèrent. En mars 1941, le parachutage d’une demi-douzaine de militaires français libres empruntés par le SOE en vue d’attaquer un objectif en Bretagne (opération SAVANNA) n’aboutit pas non plus, mais ces hommes rapportèrent de leur expédition tant d’indices de la popularité de De Gaulle que le SOE créa un deuxième section française, la section RF, spécifiquement destinée à coopérer avec l’état-major de la France Libre. Sa rivale, la section F, resta distinct : non pas antigauliste, simplement "indépendante".
Tant que la suprématie de De Gaulle parmi les chefs de la résistance n’était pas pleinement établie, le SOE devait avoir des agents disponibles pour travailler avec toutes les bonnes volontés qui pourraient se manifester en France, quelles qu’elles fussent. Avec le temps, beaucoup d’agents F devinrent eux aussi de fervents gaullistes.
Il existait bien entendu des jalousies entre les sections F et RF, de la même façon qu’entre le SOE dans son ensemble et les autres services secrets. Mais ces jalousies se résorbèrent progressivement, à mesure que chacun apprenait à accepter l’existence de ses rivaux comme un fait ; en tout cas, elles étaient toujours plus virulentes à Londres que "sur le terrain".
Car, en France, les visées étaient assez différentes. Les agents RF étaient presque tous français, et s’ils exécutèrent quelques sabotages parfois superbes, leur principale préoccupation était de déclencher un sursaut de l’opinion française capable, avec l’aide des alliés, de balayer à la fois les Allemands et Vichy. Leurs ordres de mission étaient élaborés en commun par l’état-major de De Gaulle et celui du SOE. Les Britanniques gardèrent jusqu’en 1944 un quasi monopole sur tous les moyens de communication de De Gaulle avec la France.
Les objectifs de la section F, plus limités, étaient fixés par le haut commandement britannique. La plupart de ses agents n’étaient pas citoyens français. Ils étaient généralement envoyés en France pour faciliter l’avance future des armées alliées par des destructions bien précises ; certains y exécutèrent des missions spécifiques de sabotage industriel, domaine où le bilan de la section F ne le cède en rien à celui des coûteux bombardements de la RAF.
Mais, très logiquement, les meilleurs hommes de la section firent souvent bien plus qu’exécuter des ordres de sabotage. Car ils comprirent, une fois sur place, que le meilleur moyen pour eux d’accomplir les tâches qui leur étaient confiées était de se faire accepter comme dirigeants locaux de la résistance là où leur mission les appelait. Nombre d’organisateurs de la section F ont été en réalité des sortes de porte-parole des gouvernements alliés, et notamment du gouvernement britannique, sur ces terres contrôlées par l’ennemi. Par leur personnalité et leur exemple, ils ont souvent imposé leurs choix dans les actions de résistance de milliers de Français.
Les Français Libres étaient bien informés, grâce à leurs propres sources, de l’action de certains des agents F les plus influents (car ils avaient eu licence de créer des réseaux de renseignement en France, dont les Britanniques lisaient les messages, mais qu’ils ne contrôlaient pas). Ils en concevaient nécessairement des soupçons. Pour les gaullistes, la question de savoir qui prendrait le pouvoir en France après que les Allemands en auraient été chassés a toujours été la question, et le fait que circulaient dans leur pays des groupes d’hommes armés dont l’allégeance leur paraissait incertaine ne pouvait que les inquiéter.
La section F entra effectivement en contact avec deux groupes importants de résistants dont la couleur était clairement antigaulliste, les hommes de Girard et ceux de Giraud, deux personnages aussi dissemblables que leurs noms étaient voisins ; ni l’une ni l’autre de ces deux organisations ne se révéla susceptible de se mettre en ordre de bataille, et la section F s’en désintéressa rapidement.
Elle n’alla pas très loin non plus dans ses relations avec les communistes. La position de ces derniers était restée ambiguë pendant toute la première année de l’occupation allemande, du fait du pacte germano-soviétique. L’attaque allemande du 22 juin 1941 sur l’Union soviétique leva l’équivoque, et dès lors les communistes s’employèrent à devenir la force dominante de la résistance. Ils furent en contact avec plusieurs importants agents de la section F et en tirèrent autant d’armes qu’ils le purent. Mais il était plus conforme à leur ligne politique de s’entendre avec de Gaulle et c’est ce qu’ils firent, même si ce fut certainement, de part et d’autre, avec des réserves considérables. C’était là un épisode de la politique française auquel le SOE ne pouvait guère qu’assister en spectateur.
Les américains entretinrent des relations amicales avec Vichy aussi longtemps que cela leur fut possible ; à la fin de 1942, après la reconquête du Maroc et de l’Algérie (opération TORCH), ils voulurent en confier le gouvernement à Darlan, le dauphin désigné de Pétain, qui s’y trouvait à l’époque.
L’assassinat de Darlan ayant réduit le projet à néant, ils se rabattirent sur le général Giraud, récemment évadé et dont ils firent leur favori.
De Gaulle n’en fut que plus fermement déterminé à assurer son indépendance et sa suprématie. Il déplaça son quartier général de Londres à Alger, où il installa le Comité français de la libération nationale (en y incluant Giraud). En quinze mois de manœuvres politiques aussi impitoyables que subtiles - observées avec fascination par Harold Macmillan, ministre-résident britannique en Algérie -, de Gaulle parvint non seulement à l’emporter sur Giraud mais à l’éclipser tout à fait. Giraud jeta l’éponge au printemps 1944, et de Gaulle resta seul maître du mouvement de la France Libre.
En riposte à TORCH, les Allemands avaient occupé les deux cinquièmes du territoire qui constituaient jusque-là la "zone libre" contrôlée par Vichy : toute la population française se trouvait tout à coup confrontée à la guerre. Non seulement à la guerre, mais au Service du travail obligatoire (STO), instauré dans la deuxième moitié de 1942 et qui s’appliquait à tous les Français en âge de faire leur service militaire : ceux-ci, en nombre toujours croissant, s’enfuirent au "maquis" pour échapper à l’horreur des camps de travail allemands.
La section RF parviendra à alimenter copieusement nombre de ces maquis, notamment par des parachutages d’armes ; avec certains d’entre eux, la section F montera à l’été 1944 des missions légères mais importantes de harcèlement des mouvements de l’ennemi. À cette date, de Gaulle était considéré par la grande masse des Français, vieux ou jeunes, comme l’homme au nom duquel les Allemands devaient être chassés du pays, et les agents F et RF en France étaient aussi disposés les uns que les autres à suivre ses directives. Les intrigants et les opposants avaient lâché prise, comme aussi des hommes simplement honorables, mais usés et sans ardeur. De Gaulle, premier de liste des résistants, avait tenu bon.
De Gaulle proclama en mars 1944 la constitution des Forces françaises de l’intérieur (FFI) et leur donna un état-major placé sous la responsabilité de Koenig, l’un de ses meilleurs généraux opérationnels. Une fois l’opération OVERLORD effectivement lancée, les alliés décidèrent de confier à cet état-major la pleine autorité sur la résistance française, y compris les réseaux de la section F et les groupes JEDBURGH. Koenig assuma ce nouveau commandement le 1er juillet.
Les groupes de résistants en contact avec le SOE assurèrent par exemple plus de mille interruptions de trafic ferroviaire en une seule semaine de juin. Après quoi, en rendant la vie impossible aux Allemands sur leurs arrières, ils parvinrent à retenir en permanence huit divisions allemandes, occupées à de vaines tentatives pour les abattre, loin des champs de bataille décisifs de Normandie et autres lieux. Les administrateurs de De Gaulle n’eurent aucun mal à s’emparer des rênes du gouvernement que les hommes de Pétain laissaient échapper à mesure que les villes, l’une après l’autre, étaient libérées.
En ce mois apocalyptique de juin 1940, le cabinet de guerre de Churchill, tout récemment formé, proposa à la III° République une union totale, la fusion des deux États en un. Cette offre, conçue en un moment de folle générosité, n’avait pas été élaborée avec précision. Elle fut transmise le 16 juin par téléphone au chef du gouvernement Paul Reynaud par l’un de ses rédacteurs, un général français de 49 ans, sous-secrétaire d’État à la Guerre, et qui venait de se distinguer au combat : Charles de Gaulle.
La proposition enthousiasma d’abord Reynaud, et de Gaulle s’envola aussitôt pour Bordeaux avec le texte ; mais, le soir même, le président du Conseil démissionnait, démoralisé par le défaitisme de son entourage politique et personnel. Le général retourna en Angleterre le lendemain matin en compagnie de Sir Edward Spears, dans l’avion que Churchill avait mis à sa disposition, emportant avec lui, pour reprendre l’expression de Churchill, "l’honneur de la France".
Dès la nuit du 16 au 17 juin, le vieux maréchal Pétain, successeur de Paul Reynaud, fit sonder les Allemands en vue d’un armistice. Le 18, de Gaulle prononça à la radio son célèbre "Appel" aux Français qui voulaient, comme lui, continuer la lutte pour la liberté, texte condensé et popularisé en juillet dans une affiche proclamant que la France avait perdu une bataille mais n’avait pas perdu la guerre.
Le 22, l’armistice fut signé entre la France et l’Allemagne et, le même soir, de Gaulle annonçait dans une deuxième émission de la BBC qu’il mettait en place un Comité national français, lequel rendrait compte de ses actes aux représentants légitimes du peuple français, quels qu’ils fussent, après que les Allemands aurait été chassés du pays. Le 28, le gouvernement britannique le reconnut comme "le chef de tous les Français Libres, où qu’ils se trouvent, qui le rejoindront pour soutenir la cause alliée". Le 3 juillet, les Britannique attaquaient la flotte française dans le port de Mers el-Kebir ; le 5, le gouvernement de Pétain rompait les relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne ; le 10, la III° République française, née du désastre de 1870, avait vécu.
De Gaulle offrit de se mettre à la disposition de n’importe quel général français disposé à prendre la direction du combat : le 20 juin, il déclara à Cadogan que, "si le général Weygand organisait la résistance à partir de la France d’outre-mer, il lui proposerait ses services sur le champ". Mais aucun général ne voulut de ce rôle. Alors, il installa de précaires bureaux là où il put trouver de la place, à Westminster et à Kensington. À la fin de juillet, son état-major prit ses quartiers au 4 Carlton Gardens.
Les Français se sont libérés eux-mêmes. Les Britanniques, puis aussi les Américains, leur ont donné les moyens de le faire, mais ils ne pouvaient leur en donner la volonté. Dans tout le pays et dès la conquête allemande, des hommes et des femmes ont été décidés à résister ; peu à peu, par petits bonds successifs, des groupes plus ou moins organisés se constituèrent. Les Français étant gens instruits, habiles à s’exprimer et amoureux de l’organisation pour elle-même, ils eurent tendance à se disposer en grades et échelons et à se disputer sur qui devait faire quoi avant même d’avoir les armes nécessaires pour faire quelque chose. C’est là que le SOE apparaît dans le paysage.
Progressivement et après plusieurs faux départs, ses agents furent infiltrés en France, y apportant, entre autres, la promesse de livraisons d’armes. Les premiers n’arrivèrent qu’au printemps 1941 et, jusqu’à l’été 1942, leur nombre fut dérisoire. Ils avaient néanmoins dès cette époque attiré l’attention personnelle de Hitler, mais ce fut qu’au début de 1944 qu’ils submergèrent les forces de sécurité allemandes qui s’imaginaient maîtriser la situation.
Si l’on trace une ligne brisée allant de l’embouchure de la Loire à Dijon puis de Dijon à Nîmes, la superficie située au Sud-Ouest de cette ligne représente près de la moitié du territoire national. Or, à quelques poches côtières près, cette zone était, dès la fin août 1944, contrôlée par ses habitants, eux-mêmes armés par le SOE ; quelques dizaines de parachutistes du SOE, des SAS et des groupes opérationnels, ainsi que quelques patrouilles blindés issues des forces de débarquement alliées, étaient là pour les aider. Mais c’est, bien entendu, l’avance des divisions alliées qui a donné aux résistants l’occasion et la possibilité de se soulever : la zone en question n’était pas très puissamment défendue, et c’est plus la retraite allemande que leur propre action qui l’a libérée. Les Allemands étaient en effet obligés de reculer s’ils ne voulaient pas que les troupes alliées venues de Normandie et de Provence opèrent leur jonction derrière eux, les coupant ainsi de leurs arrières.
Mais leur retraite n’alla pas sans difficulté : des tireurs isolés les guettaient à tous les tournants, les embuscades étaient fréquentes, il y eut même de véritables opérations offensives soigneusement préparées, et l’on compte plusieurs cas de reddition d’unités allemandes relativement importantes. On trouvait aussi des résistants armés aux abords des principaux champs de bataille, s’attaquant à tous les nœuds de communication de l’ennemi, coupant les câbles téléphoniques, immobilisant les grues de dépannage, organisant des embuscades, tirant sur des généraux, démolissant des ponts ou au contraire les protégeant contre la destruction, bref accomplissant toute une série de tâches utiles au moyen de matériel fourni par le SOE, en application d’ordres transmis par le système radio du SOE, ou éventuellement par la BBC mais à l’initiative de chefs de réseau relevant du BCRA ou du SOE. En juin 1940, Jean Moulin était, à quarante et un an, le plus jeune préfet de France, en poste à Chartres. Il continua à y assumer ses fonctions, mais sa raideur d’échine lui valut d’être limogé par Vichy vers la fin de l’année. Il s’était retiré, après sa révocation, dans un hameau près d’Avignon où il s’était employé systématiquement à se fabriquer deux personnages d’emprunt tout en prenant langue avec tout ce que la vallée du Rhône pouvait abriter comme personnalités résistantes. Le 9 septembre 1941, il quittait la France pour Lisbonne et Londres, par ses propres moyens et sous l’un de ses faux noms. L’importance de Jean Moulin était triple : elle procédait de ce qu’il était, de ce qu’il avait été et de ce qu’il allait être. C’était un homme sans peur et sans reproche, plutôt trapu et dont l’aspect physique n’avait rien de remarquable, mais doté d’une présence si impérieuse, d’un tel élan, de telles qualités de chef qu’on était prêt à le suivre aussi loin qu’il irait.
Jean Moulin fit une excellente impression lors de son premier contact direct avec le SOE, et cette impression ne se démenti pas au fil des rencontres successives avec plusieurs de ses membres. Il rencontra Buckmaster et Dewavrin, ainsi que de Gaulle, et décida (il était homme à décider par lui-même) qu’il travaillerait avec le général et la section RF. Il était le premier personnage d’une certaine envergure politique à sortir de France pour rejoindre les Français Libres ; et il avait frappé de Gaulle, comme ses autres interlocuteurs, par ses qualités. Son père lui avait transmis la règle solide, quoique implicite, des radicaux et socialistes français : pas d’ennemi sur la gauche. Cela suffit à expliquer le regard relativement amical que Moulin porta, dans le cours du combat clandestin, sur le Front national et son organisation militaire, les FTP, où les communistes jouaient un rôle prépondérant.
Lorsque Moulin retourna en France, dans la première nuit de 1942, il était porteur de salutations chaleureuses que de Gaulle l’avait chargé de transmettre aux différents chefs de la résistance qu’il rencontrerait, et d’instructions de Dewavrin sous forme microphotographiée. Il portait le titre de "délégué et représentant personnel" du général de Gaulle, qui lui avait donné mandat de contrôler et de coordonner tous ses sympathisants en France.
Cette nomination revêtira aux yeux de la France Libre une énorme importance. Selon son ordre de mission militaire, signé par de Gaulle lui-même le 5 novembre 1941, sa tâche principale était de distinguer, dans les mouvements de résistance les plus sains, les hommes d’action sérieux des simples bavards, et de les organiser en cellules étanches d’environ sept hommes chacune. Chaque cellule aurait un chef et un chef adjoint ; aucune cellule ne connaîtrait sa voisine ; seul le chef de chacune d’elles aurait un contact extérieur à sa cellule : la personne placée directement au-dessus de lui dans la chaîne de commandement ; toute la tâche de direction générale et tous les grands problèmes de coordination seraient traités à Londres. Le premier devoir de ces cellules était d’exister, de constituer le noyau d’une armée secrète qui se dresserait lors de la venue des alliés. En attendant le soulèvement, les "opérations locales réalisées" comporteraient des actes de sabotage et probablement des attentats ; ainsi "l’utilisation des forces militaires pour prise de possession des pouvoirs civils" procéderait bien d’un "ordre personnel du général de Gaulle".
Jean Moulin, connu en France sous le pseudonyme de Max, portait au SOE celui de Rex, qui était particulièrement bien trouvé car c’est lui en effet, plus que quiconque, plus que de Gaulle même, qui rassembla les fragments épars et antagoniques de la résistance en France pour en faire un corps plus ou moins cohérent et discipliné. Ce rôle lui est du reste reconnu par l’historien le plus éminent de la résistance française. Dès le 30 mars, il était en mesure de rendre compte à Londres de l’allégeance sans réserve de tous les mouvements de résistance qu’il avait rencontrés jusque-là à l’organisation de la France Libre.
Jean Moulin regagna la France par atterrissage clandestin à la fin mars 1943, comme délégué général de De Gaulle pour la France entière, avec mission d’appliquer une importante décision : la création, sous sa présidence, du Conseil national de la résistance (CNR), l’organe le plus élevé qui représenterait sur le territoire national la volonté stratégique et politique de la résistance extérieure.
Le 21 juin, une douzaine de dirigeants de la France Libre, y compris Jean Moulin, furent arrêter alors qu’ils se réunissaient dans la maison d’un médecin de Caluire, en banlieue Nord de Lyon. L’un d’eux, René Hardy, réussit à s’échapper aussitôt ; accusé de trahison après la guerre, il fut acquitté. Les victimes du guet-apens furent transférées à Paris. Jean Moulin fut traité de manière si barbare qu’il mourut dans la quinzaine, emportant tous ses secrets avec lui.
Le SOE avait lancé fin février 1944, dans l’ensemble de l’Europe occupée, une opération appelée RATWEEK, qui consistait à liquider le plus grand nombre possible de cadres de la Gestapo en une semaine.
L’équipe ARMADA de la section RF, qui poursuivait inexorablement son œuvre de destruction en Bourgogne et dans le Lyonnais, fut la seule en France à apporter une contribution à cette campagne : son chauffeur (dont la profession de couverture était du reste celle de chauffeur de taxi), le tireur d’élite Chaland, en tua onze à lui tout seul à Lyon et environs. L’envoi d’agents clandestins en France était désormais une routine bien huilée. En 1941, la section F n’avait envoyé sur le terrain que vingt-quatre agents opérationnels : en mai 1944, elle faisait tourner plus de quarante réseaux, dont la plupart comportaient plusieurs agents entraînés en Grande-Bretagne.
Pour être assuré de mobiliser la résistance française, il importait que de Gaulle en soit d’accord et lance, le jour du débarquement, un appel aux Français après Eisenhower sur les ondes de la BBC. Et là, les conséquences de la malheureuse affaire de Dakar se manifestèrent une fois de plus, même si ce fut la dernière. En effet, les Britanniques, et Roosevelt moins encore, ne s’étaient pas départis en cette occurrence de la règle de conduite qu’ils avaient tirée de l’aventure : ne communiquer aucun secret vital aux Français tant qu’on pouvait faire autrement.
Le 4 juin, lorsque de Gaulle se rendit à déjeuner à l’invitation de Churchill qui attendait "l’invasion" du côté de Portsmouth, dans un train voisin du quartier général d’Eisenhower, et qu’il apprit que l’opération NEPTUNE (c’est la phase d’assaut de l’opération OVERLORD qui vise à créer une tête de pont alliée) était pour le lendemain ou le surlendemain, les commandos, y compris l’unique commando français engagé, étaient prêts à prendre la mer et un petit groupe des deux bataillons de SAS français, consigné sur un terrain d’aviation du Gloucestershire, y recevait ses dernières instructions. De Gaulle, informé de tous les détails de l’opération projetée, rendit un hommage ému au Premier ministre. Mais il éclata de fureur quand celui-ci en vint à l’éventuelle administration des territoires libérés, une question qu’il avait posée depuis septembre 1943 à ses alliés sans jamais obtenir de réponse.
Sa colère ne connut plus de borne lorsque Eisenhower lui communiqua la proclamation qu’il allait adresser aux Français et qui, sur ordre exprès de Washington, ne faisait aucune allusion au Comité français de la libération nationale. Churchill, également surmené, riposta de façon aussi véhémente. Il sembla pendant vingt-quatre heures que de Gaulle refuserait de lancer un appel à la résistance française, et il ne consentit finalement à le faire que le 6 juin au soir, alors que Eisenhower avait lancé son appel le matin. C’est ainsi que ces deux grands hommes passèrent ces deux grands jours dans un état d’esprit qu’ils auraient sans doute préféré avoir laissé derrière eux depuis longtemps.
La petite équipe de SAS français aurait constitué, selon Robert Aron, le premier élément de la force expéditionnaire à poser le pied sur le sol de France. En réalité, elle fut battue d’environ un quart d’heure par deux minuscules groupes britanniques du 1° SAS - composés chacun d’un officier et de quatre hommes - qui furent parachutés respectivement près de Jumièges (non loin de Rouen) et près d’Isigny (c’est-à-dire à mi-distance entre la plage de débarquement d’Omaha Beach et la plus occidentale des têtes de pont prévues, Utah Beach).
Leur équipement se réduisait pratiquement à des pistolets Véry et des gramophones ; ces derniers jouèrent des enregistrements de tirs d’armes légères entrecoupés de jurons guerriers, tandis que les pistolets Véry illuminaient le ciel sur plusieurs kilomètres autour des airs de parachutage. Des centaines de mannequins descendus du ciel (en compagnie de quelques rares parachutistes en chair et en os) contribuèrent à embrouiller encore plus les Allemands, déjà déroutés par le débarquement aéroporté américain, un peu plus à l’ouest, qui était beaucoup plus dispersé que prévu. De tous les débarquements du Jour J, le plus difficile fut celui d’Omaha Beach, entre Port-en-Bessin et l’embouchure de la Vire.
Or le 915° régiment d’infanterie allemand - la brigade de réserve de la division qui tenait ce secteur - fut déployé le 6 juin à trois heures du matin du côté d’Isigny contre ce qui avait tout l’air d’une attaque aéroportée et perdit toute la matinée à courir après l’armée fantôme du 1° SAS et quelques Américains égarés. Pendant ce temps, c’est à grand-peine que les forces américaines réussissaient à prendre pied sur Omaha Beach. Lorsque, dans l’après-midi, le 915° régiment allemand arriva enfin sur les lieux pour la contre-attaque, il était trop tard pour les repousser.
Si ces ruses de guerre ne furent pas confiées au SOE, celui-ci fut investi de nombreuses autres missions et les assuma pratiquement toutes avec succès. Eisenhower et Tedder son adjoint avait misé avant tout sur l’aviation pour empêcher les renforts allemands d’arriver sur le lieu des combats. Ils espéraient bien que les organisations de résistance donneraient un coup de main en endommageant routes et voies ferrées, mais c’était "en prime", comme on disait avant le débarquement : bon à prendre, mais mieux valait ne pas y compter.
Or en réalité la contribution de la résistance fut, en quantité comme en qualité, comparable à celle des forces aériennes, ce qui du reste soulève des questions intéressantes sur l’intérêt des bombardements dans les dernières étapes d’une guerre non nucléaire. Car avec le retour massif des alliés en France , toutes ces années de travail têtu et patient débouchèrent enfin sur ce qu’avaient tant désiré Churchill et de Gaulle, Brook et Koenig, Dewavrin et Buckmaster, et les dizaines d’agents déjà morts, et les centaines d’agents encore en vie, qu’ils fussent en prison ou en liberté : un soulèvement de la nation française.
Le 3 juin, Mockler-Ferryman alla voir Bedell-Smith, le chef d’état-major d’Eisenhower, pour lui exposer de quoi le SOE était capable. Bedell-Smith en rendit compte à Eisenhower au cours d’un entretien d’un quart d’heure et revint avec une directive : il était jugé indispensable de faire donner l’effort maximal en France dans la nuit précédant le Jour J afin d’assurer les meilleurs chances à NEPTUNE, dont tout dépendait. La BBC avait émis les messages d’alerte le 1° juin, comme elle l’avait déjà fait le 1° mai ; mais cette fois les messages d’exécution suivirent et s’envolèrent par centaines sur les ondes le 5 juin à partir de 21 h 15, à l’adresse de toutes les formations clandestines d’action de France, alors que l’avant-garde de la flotte de débarquement était presque arrivée en vue des côtes françaises.
Dans toute la France, les réseaux du SOE et du BCRA se mirent en branle dès réception de leurs messages d’exécution. Lorsque l’insurrection monta en puissance, de Gaulle eût été en droit de dire, paraphrasant les Italiens de 1848, Francia farà da sé, la France fera le travail elle-même. Avec l’apparition au grand jour, sur les chemins de campagne et dans les rues des bourgs, d’une armée secrète qui rejetait enfin son manteau de clandestinité, le SOE avait accompli le plus lourd de sa tâche : ce n’était plus à un organisme étranger de commander une telle force. Il ne lui restait qu’à la doter aussi généreusement que possible d’armes, de munitions et de conseils techniques.
Les parachutistes du 3° SAS, qui était l’un des deux régiments français de la brigade, furent dispersés - en uniforme - sur de nombreuses missions de consolidation de la résistance au sud de la Loire. L’autre régiment français, le 4° SAS, commandé par l’indomptable Bourgoin, le commandant manchot, se vit confier en Bretagne une mission plus concentrée et plus importante appelée DINGSON. Son avant-garde, sous le commandement de Marienne, atterrit sur la lande de Lanvaux près de Saint-Marcel un peu avant minuit la veille du débarquement, en compagnie de l’équipe HILLBILLY de la section F.
Bourgoin avait pour instruction de "couper si possible l’ensemble des communications entre la Bretagne et le reste de la France" ; arrivé lui-même en parachute dans la nuit du 10 au 11 juin, il constata que l’emprise des Allemands sur la Bretagne se relâchait déjà et s’employa, avec l’aide du SOE et de l’armée américaine, à en détruire ce qui restait. Quelques heures à peine après son arrivée, il était en contact avec cinq bataillons de résistants locaux et fort occupé à appliquer les instructions qu’il avait reçues de l’un de ses nombreux donneurs d’ordres, le 21° groupe d’armées : "Soulever en Bretagne une révolte en bonne et due forme".
L’équipe HILLBILLY et six groupes JEDBURGH l’aidèrent à recevoir des armes et du matériel pour les nombreux résistants qui avaient hâte de sortir de la clandestinité et de tuer des Allemands ; en quelques jours, deux bons milliers de maquisards du Morbihan se pressaient autour de la base de Saint-Marcel. La brigade improvisa pour eux une livraison et une distribution générale d’uniformes britanniques, de chaussures, de victuailles, d’armes légères et de munitions, et ils repartirent dans toutes les directions pour rejoindre leurs propres bases.
Son autre secteur d’opération, situé à Duault dans les Côtes-du-Nord et baptisé SAMWEST, attira des foules presque aussi nombreuses.
Les dix-huit équipes françaises libres de trois hommes chacune composant la mission SAS COONEY, chargées de la destruction de voies ferrées, furent en outre parachutées dans l’est de la Bretagne dans la nuit du 7 au 8 juin. Ils firent de l’excellente besogne : un rapport secret indique que "lorsque l’ennemi évacua de Bretagne sa 3° division de parachutistes, entre le 11 et le 14 juin, il n’essaya même pas de recourir au chemin de fer".
Les succès remportés par les forces de résistance dans le Sud-Est soulèvent une fois de plus la question si souvent posée par les commentateurs : le débarquement méditerranéen était-il bien nécessaire ? La guerre n’aurait-elle pas été terminée plus vite si toutes les forces engagées dans l’opération DRAGOON avaient été investies plus à l’Est ? Les mouvements de résistance de la vallée du Rhône n’auraient-ils pas pu se libérer tout seuls ?
L’une des raisons d’être de l’opération DRAGOON n’est pratiquement jamais évoquée par les commentateurs anglophones : on peut bien discuter de savoir si l’opération était ou non nécessaire, d’un point de vue politique ou militaire, aux Américains ou aux Anglais, mais une chose est certaine, elle était absolument indispensable à de Gaulle et à la reconquête par les Français d’un sentiment de fierté nationale. Sur les onze divisions, sept étaient françaises : c’était l’armée française d’Afrique du Nord revivifiée, associée à des volontaires de la France Libre choisis parmi les meilleurs, avec à sa tête de Lattre de Tassigny, que le SOE avait en son temps exfiltré de l’ancienne zone libre. De Gaulle était le seul des grands dirigeants politiques du camp allié à considérer la guerre à partir d’Alger : vue de là, la réoccupation formelle du sol français par des troupes françaises était tout simplement une nécessité. Le rôle du SOE dans cette opération fut d’assurer qu’elle se passe le mieux possible.
L’avalanche de sabotages qui accueillit OVERLORD dans toute la France représenta un appui tactique direct d’une portée considérable aux forces du débarquement, comme on l’avait voulu dès 1940. Et ce fut là sans conteste une grande réussite du SOE. Les plans de soutien à OVERLORD et à DRAGOON furent mis en œuvre avec un succès que personne n’avait osé espérer. Non seulement les forces de la résistance française, armées par le SOE et agissant sous sa direction générale, causèrent plus de mille interruptions de trafic ferroviaire en une semaine et près de deux mille en trois semaines, mais elles veillèrent à maintenir ces coupures et à en occasionner d’autres à un rythme que les forces aériennes ne réussirent jamais à égaler.
Voici ce qu’Eisenhower lui-même écrivit le 31 mai 1945 : ... Bien qu’aucune évaluation définitive de l’apport opérationnel des actions de la résistance n’ait encore été faite, je considère que la désorganisation des communications ferroviaires de l’ennemi, le harcèlement de ses mouvements de troupes sur les routes et la pression croissante exercée sur son économie de guerre et ses services de sécurité intérieure par les forces organisées de la résistance dans toute l’Europe ont joué un rôle très considérable dans notre victoire définitive et complète...
Maitland Wilson, l’autre commandant suprême allié qui a opéré en France, a été aussi élogieux qu’Eisenhower. Brooks Richards a rapporté une conversation qu’il eut avec lui après la fin de l’opération DRAGOON au sujet de l’appui fourni à celle-ci par les combattants de la résistance : "Il a estimé, sans que cela ait valeur officielle, que la présence de ces forces a abaissé de soixante pour cent l’efficacité au combat de la Wehrmacht dans le sud de la France au moment des opérations de débarquement en Provence".
Le SHAEF a procédé de son côté à une évaluation de la contribution de l’armée des ombres aux combats terrestres sur le continent : "sans l’organisation, les communications, le matériel, l’entraînement et la direction apportés par le SOE, la "résistance" n’aurait eu aucune valeur militaire". On trouve dans le même rapport une énumération des principales réalisations du SOE en France : entretenir et encourager la volonté de résistance des Français, maintenir l’ennemi sous pression, saper sa confiance, désorganiser ses communications - surtout par téléphone et par rail - et contraindre ses mouvements de troupes à "des détours considérables et compliqués à un moment crucial", de sorte que les renforts arrivèrent au front dans un état "de désorganisation et d’épuisement extrêmes". "Une contribution substantielle" fut ainsi apportée à la victoire de la force expéditionnaire alliée par la résistance, laquelle fut, dans de nombreux cas, guidée et soutenue par le SOE.
Toutes ces victoires des forces de résistance, ou du moins dans lesquelles elles jouèrent un rôle important, reposaient sur un fondement commun : le soutien d’une écrasante majorité de la population.